Auderghem
les 23 et 24 février 2001
75 km pour un anniversaire
   

A lire dans la revue d'octobre 2001 :
Le sommaire

Archives : revue d'avril 1999
de Jacques Seray
"La revue a vingt ans"



Paul Martens : « Merci et au revoir... »

Bien entraîné, la mécanique bien rodée, psychologiquement dans de bonnes dispositions, je me rends au centre scolaire d’Auderghem, bien résolu à accomplir mon dernier « baroud d’honneur ». J’ai trouvé l’idée originale de quitter les pelotons des grandes distances en ayant l’air d’avoir fait un petit exploit et de me faire accepter dans la galerie des figures « Audax », peut-être pas par un palmarès extraordinaire, mais bien par mon opiniâtreté à défendre notre formule depuis trente ans.
Avec l’accord du bureau de l’U.A.B., j’organise donc aujourd’hui ce brevet de 75 km à l’occasion de mon soixante-
quinzième anniversaire que j’ai minutieusement préparé. Ma seule inquiétude provient des prévisions météorologiques alarmantes, neige et froid, ce qui en définitive est normal pour la saison. Elles n’entraveront en rien le bon déroulement du brevet.
Il est à peine 17 heures quand je pénètre dans la salle, et déjà tout est en place. A la table des inscriptions, Claude Surin, Antoine Goudailler, Irène et Georges Demuysere sont prêts à opérer et je me vois octroyer la carte d’homologation n° l. Le dévoué concierge, Patrick, et sa charmante épouse, en poste derrière un impressionnant comptoir, vont étancher la soif des premiers arrivants.
Du style « les copains d’abord », j’assiste à l’effervescence qui se manifeste petit à petit. Lentement, la salle est investie, beaucoup d’anciens m’ont fait l’honneur de leur présence.
Les champions belges les plus titrés sont là : Paul Herman (le porte-drapeau), Antoine Goudailler, Jacky Servais, Paul Tierentijn, Daniel Castiau, pour ne citer qu’eux. Il y a aussi deux super-Audax : Adrien Top (notre premier président qui lança les activités pédestres Audax en Belgique en 1969) et le sympathique Marcel Desloovere.
Mais je suis vraiment étonné et flatté par l’importance de la délégation française, pas moins de douze membres et pas des moindres : Jean-Marie Burton, Pierre Cléret, Guy Jaud (ancien responsable de la marche), Yvon Laiguillon, Alain Lammers, Fabrice Levasseur (dit Bouboule), Alain Masson, Robert Mérillon (nous eûmes notre huitième Aigle d’or ensemble à Torhout en 1990), Baudouin Rossius (vice-président, presque roi des Belges, mais certainement aussi du macadam) et Robert Weidmann (compagnon du fameux Strasbourg-Paris Audax de 1980), bref, tous de grandes pointures, sauf Evelyne Hornaërt, une petite de Vernon pour qui c’est son premier 75 km.
Les Pays-Bas sont présents avec sept marcheurs, et l’Allemagne avec deux unités dont le très sympathique responsable Edouard Kléber.
Enfin, toute nationalité confondue, le sexe faible (c’était à quelle époque ?) est composé d’une quinzaine de nanas, je ne te dis que ça !
Pour démentir le nom d’Auderghem qui signifie « la maison des vieux, des ancêtres », sous ma conduite, c’est en définitive un groupe de 89 participants, d’une moyenne d’âge plus ou moins élevée, qui s’élance hors de l’école.
Par l’avenue du parc de Woluwé, nous débouchons sur l’épine dorsale qu’est l’avenue de Tervueren, qui dégorge encore à cette heure des centaines de voitures qui fuient Bruxelles vers la conquête des terres extérieures du calme Brabant wallon. Tracée grâce au roi Léopold II qui avait pour ami un certain Haussmann, bien connu des Parisiens, on comprend d’où vient son allure majestueuse, rehaussée par la silhouette du Cinquantenaire dont on distingue au loin l’arc de triomphe illuminé.
Du square Montgomery, sur 6 km, une succession de larges boulevards intercommunaux bordés de résidences de haut standing permettront de joindre le canal de Willebroeck. En passant devant les énormes bâtiments de la radio-télévision belge, le regard est accroché par une impressionnante tour en béton, surmontée d’une espèce de soucoupe volante qui ne s’envole jamais, où sont concentrées de nombreuses antennes paraboliques.
Un peu plus loin, nous pénétrons sur le territoire de la commune de Schaerbeek. En 1786, on y comptait presque trois fois plus d’ânes que d’hommes, il faut dire que ces braves bêtes collaboraient au labourage des champs et au transport des marchandises. Curieusement, le recensement de l’année mettait en évidence le fait que pour 389 hommes, il y avait aussi 982 ânes, d’où ce surnom qui colle aux habitants de Schaerbeek.
Nous voici déjà sur le pont Van Praet, enjambant en face du domaine royal le canal de Willebroeck inauguré en 1561. Ce canal fut construit à la pelle en onze ans pour joindre Anvers via Boom, afin d’éviter la juridiction d’un seigneur de Malines qui imposait aux bateliers bruxellois des contraintes excessives s’ils empruntaient la Dyle qui passait sur ses terres. Nous en parcourrons 9 km chargés d’histoire.
Avec la disparition des bassins intra-muros, ce canal qui pénétrait au cœur de la ville fut alors prolongé vers Charleroi pour permettre d’acheminer le charbon de la région vers Bruxelles. A noter que le halage des baquets, péniches de 70 tonnes, se faisait par traction humaine ou animale jusqu’en 1938.
Un divertissement très apprécié au début du siècle était de prendre le bateau-mouche au pont de Laeken pour une excursion sur l’eau. Nous empruntons l’avenue du port, une multitude d’entrepôts nous cache le bassin Vergote où jadis des bâtiments de haute mer s’amarraient au quai des Steamers. Nous longeons l’ancienne gare de marchandises appelée « Tour et Taxis », famille qui eut le monopole des postes en Europe.
Nous voici place Sainctelette, sur les bords du bassin Beco, officiellement considéré comme étant le port de Bruxelles.

De gauche à droite, Pierre Peters, Paul Martens, Daniel Castiau
et Guy Jaud.

Sur le quai, c’est le premier arrêt plein air (km 13,7), dix minutes de détente, une friandise et un coup à boire. Ensuite nous reprenons notre route le long du sillon d’eau à peine ridé par l’air frais.
A gauche, on distingue la caserne du Petit-Château, avec tours et créneaux, elle fut étroitement liée à la célèbre expédition belge au Mexique du « régiment de l’impératrice Charlotte » qui tourna mal, son mari Maximilien, empereur du Mexique, fut battu à Queretaro en 1867 et fusillé (célèbre tableau de Manet). Le 9e de ligne qui occupa la caserne se distingua pendant la guerre de 1914-1918 à la bataille de la forêt de Houthulst. Prison pour les inciviques de 1940-1944, centre de recrutement pour les futurs miliciens du temps où le service militaire était obligatoire, elle finit pour le moment sa carrière en entassant des centaines de pauvres émigrés venus de tous les horizons et qui y espèrent un hypothétique permis de séjour.
A partir d’ici, on traverse ce qui, lamentablement, reste du Bruxelles-industrie d’antan. Cent ans de recul suffiraient à expliquer ce que fut Molenbeek quand, grâce au canal, le vieux Molenbeek en raison de sa forte densité de fabriques, était appelé le Manchester belge. De la porte de Flandre, ce n’étaient qu’ateliers, commerces divers ; poêleries, carrosseries, machines à vapeur, machines outils, fonderies de bronze, magasins de houille, huiles, brasseries, meuneries, etc. Aujourd’hui, pendant le jour, ce qui frappe le plus c’est une déprimante inactivité.
Ayant franchi la limite de la commune d’Anderlecht, sur le versant gauche, on distingue les abattoirs qui existent depuis cent dix ans. Actuellement, avec la psychose de la vache folle, on en parle tellement que cela devient un feuilleton aussi scandaleux qu’interminable.
Passé le pont Wayez, le stress urbain fait place au bienfait de la nature. C’est tellement vrai que, le long de la digue du canal qui est pratiquement devenue une rue, on ne trouve pas des maisons mais des bateaux qui semblent dormir, c’est le domaine privé du port de Bruxelles. Vingt-deux bateaux sont habités par des gens comme les autres. Loin d’être des marginaux un peu fêlés, ils ont simplement choisi un habitat différent. Ce choix est justifié par l’amour de l’eau et la tranquillité.
Voici les bâtiments de l’une des principales écoles hôtelières du pays, le CERIA, et ensuite, après le pont de l’autoroute vers Paris, nous quittons le canal pour un bon bout de temps. Puis nous traversons la chaussée de Mons qui fut longtemps la route vers Paris, pavée dès 1705 au lieudit « Negenmannekens » (neuf petits hommes). Par des petites routes campagnardes aux noms charmants tels que rue du Chant d’Oiseaux, nous approchons de l’impressionnant hôpital Erasme. Ensuite, louvoyant à droite à gauche, sans symétrie, nous atteignons le restaurant le « Notelaarll » (le noyer) qui atteindra bientôt cinquante ans d’âge. 23 h 35, nous avons parcouru 26,5 km.
Il est le résultat de la compétence d’un couple qui mena toujours bien ses affaires. Bien connu des marcheurs Audax, nous y avons fait arrêt plusieurs fois. Ici pas de portion clinique, on sert des plats généreux. Après le salutaire potage, la cuisse de lapin, géant des Flandres aux prunes façon grand-mère, ne fut-elle pas appréciée de tous ? Dans une excellente ambiance, sous l’œil averti de la patronne Natacha, tout est mené si rondement qu’à l’heure prévue, soit l h 10 plus tard, bien repus, nous reprenons la route qui, entre-temps, s’est légèrement verglacée.
L’harmonieuse beauté du décor champêtre est malheureusement occultée par la nuit, mais la météo est clémente, le ciel n’est pas totalement noir et nous permet de deviner les rangées d’arbres faisant cortège aux ruisseaux et les habitations villageoises. Sources d’inspiration du génial artiste, c’est dans ces environs que Breughel l’Ancien venait planter son chevalet.
Dans la nuit, l’orientation est confuse, les points de repère totalement différents du jour. J’ai bien de la chance de me reconnaître dans ce labyrinthe de petits chemins. Après avoir parcouru une dizaine de kilomètres, revoilà le canal de Charleroi, mais cette fois il ne s’agit que de le franchir à l’écluse de Lot, puis après être passés sous la ligne du TGV par un tunnel, nous voici dans la vallée de le Senne.
Vous ne pouvez vous imaginer l’importance de cette rivière au temps où elle était navigable et était l’unique voie d’eau traversant la ville de Bruxelles.
Dans cette superbe région brassicole, par beau temps, on y rencontre toujours pas mal de promeneurs qui envahissent les jardins pleins de fraîcheur et d’ombrage des cabarets locaux. C’est là, devant un bon verre de Gueuze, qu’ils retrouvent « un second souffle ».
Maintenant nous montons vers le plateau de Beersel. Les ruines du château sont illuminées et, malgré leur vétusté, offrent un aspect fort impressionnant. Par un tronçon très raide serpentant entre des hêtres, l’église du village nous apparaît soudain, également illuminée.
Sous un abri de bus, nous nous accordons quelques instants, c’est le deuxième arrêt plein air après 38,9 km.
Un coup de sifflet et c’est reparti. Cette fois, nous nous dirigeons vers le village de Linkebeek, sa chance est d’être parvenu à l’âge de la télévision en ayant conservé l’essentiel de son visage ancien. Par l’escalier de la Centenaire qu’une certaine moederke (petite mère) Lines empruntait chaque matin pour se rendre à la messe, nous attend l’église dédiée à saint Sébastien, également éclairée. Ayant traversé la place de ce village qui a longtemps été considéré comme le plus beau du Brabant, nous voici dans le quartier de la gare. Cette station ouverte en 1874 changea radicalement le mode de vie des habitants, dépourvus pour la plupart du moindre équipage, pur apanage des riches.
Avenue des Hospices, nous passons devant la ferme Saint-Eloi. Un peu plus loin, avenue Dolez, on peut encore, de nos jours, humer l’odeur d’une guinguette de jadis, le « Kriekenboom » (le cerisier). Un très gros fait divers y survint en avril 1886 qui fit la une du Globe Illustré. On avait découvert le cadavre de la patronne gisant sur le carrelage et le tiroir-caisse vide. On arrêta le criminel le soir même à Bruxelles, dans un cabaret borgne, déguisé en femme.

La nature a revêtu une robe magnifique comme pour fêter l’apothéose de ce mémorable brevet.

Un peu plus loin, on emprunte un petit chemin qui débouche dans le quartier de Jacques Pastur, sorte de Robin des Bois de l’époque. Devenu maréchal mercenaire de Louis XV, c’est ici, au Fond Roy, qu’il aimait se retirer avec ses partisans. Nous voici au lieudit appelé « Fort Jaco » depuis que notre héros cité plus haut s’y était retranché avec ses troupes pour assurer la défense d’un important point stratégique.
Insensiblement, nous pénétrons dans la forêt de Soignes, territoire de chasse de nos princes jusqu’à la Révolution française. Nous longeons un hippodrome pour déboucher sur le territoire de Boitsfort. Après la gare, voici l’imposante église Saint-Hubert, patron des chasseurs. Ah ! Les chasses fameuses de nos ducs de Brabant ! Le gibier était à ce point nombreux qu’il était impossible aux habitants de sauver leurs récoltes. Juste avant la place Wiener, nous voyons la « Maison Haute » qu’on appelait la « Maison des Veneurs », elle était célèbre par les bals qui s’y donnaient mais surtout par les chiens de chasse qu’on y dressait. Ils étaient connus dans les cours étrangères et en recevoir un était un cadeau très prisé.
Quelques étangs aux eaux indolentes le long du boulevard du Souverain et nous voici à nouveau dans notre local à Auderghem pour le petit déjeuner avec la satisfaction du trajet accompli (km 52). On retrouve les sacs, on se change, on se bichonne, on savoure les ingrédients proposés. Soudain, un coup de sifflet (ce capitaine de route, il me les casse !), et à 5 h 50 c’est reparti, quarante minutes, ça passe vite.
Quelques centaines de mètres et voici le couvent de Val-Duchesse qui doit son nom à la duchesse de Brabant, veuve de Henri Il qui le fonda en 1262, c’est le premier couvent de dominicaines érigé chez nous. Actuellement, nos ministres y font parfois un petit séjour, pas pour prier mais pour trouver le moyen de nous presser encore plus le citron.
Par l’avenue de Tervueren, inaugurée en 1897 à l’occasion d’une exposition universelle dont la section coloniale était installée dans l’incomparable décor sylvestre, nous atteignons les Quatre-Bras, nœud névralgique du genre casse-tête chinois aux heures de pointe pour des centaines d’automobilistes.
Le jour se lève lentement et nous pouvons distinguer les majestueuses colonnades de hêtres qui longent la piste cyclable que nous utilisons. Laissant le village de Tervueren à notre droite, nous continuons jusqu’à proximité d’un imposant édifice pour rejoindre les bords de la série d’étangs qui s’étendent vers Vossem. Un chemin de traverse nous permet de couper court, et cette fois par l’autre versant, en admirant des larges perspectives, nous prenons la direction du village.
A notre gauche s’érige au milieu d’un bosquet la chapelle de Saint-Hubert. C’est, paraît-il, en cet endroit qu’il vint mourir. Sur la place de Tervueren, nous contournons l’église où l’on vénère un cor de chasse en ivoire ciselé que l’on dit avoir été celui de saint Hubert.
Par le chemin du curé Vandersande, nous débouchons en face du château Robiano. Quelques petits étangs sont à l’origine de l’appellation de notre dernier arrêt, « taverne Savoorke », un sympathique café-
restaurant (km 64,3). Mon fils Philippe distribue des gaufres, en somme, il met la main à la pâte. Pour les tenanciers, c’est un coup de feu bien matinal, mais quatre personnes se chargent de nous contenter. Les bonnes bières belges, synonymes de convivialité, font leur apparition bien qu’il n’est que 8 heures du matin. Après vingt minutes, nous entamons notre dernier tronçon.

Paul attablé avec des amis et dégustant une bonne bière...
Quel bonheur !

Pour la dernière fois, nous pénétrons dans la forêt de Soignes qui déploie, luxe suprême pour une ville qui se revendique capitale européenne, ses 520 ha de bois et feuillus. Ce qui caractérise le bois des Capucins où fut fondé le dernier monastère dans la forêt, c’est la grande diversité des peuplements qu’on y a fait, un arboretum géographique y a été créé dont la principale promenade est baptisée « Promenade royale ».
Soudain, dans la drève des Capucins, il commence à neiger, avec la fuite interminable des grands hêtres formant la voûte, rien n’est plus beau que le spectacle de cette nef de cathédrale qui devient toute blanche.
Nous évitons l’agglomération dénommée Notre-Dame-au-Bois. Autour d’un chêne célèbre était suspendue une image du Sauveur. Ayant un jour disparu, quelqu’un fixa à sa place une statuette de la Vierge, d’où la nouvelle désignation de ce lieudit.
Longeant la route de Namur, nous sommes replongés dans le bruit infernal du trafic, mais bien vite, par la drève des Brûlés, à nouveau dans le calme, nous parcourons un délicieux vallon où clapote le ruisseau sorti de la source de l’Empereur, car Charles Quint venait, dit-on, s’y rafraîchir lorsqu’il chassait dans les environs.
Trois cent mètres plus loin, nous sommes au « Rouge Cloître ». Ce monastère tire son nom du fait que ses murailles étaient enduites d’un ciment rouge fait de tuiles pilées.
Bien saupoudrés de neige, nous voici tout à coup au terme de ce brevet. Nous pénétrons dans la cour de l’école, ensuite dans la salle, sous les bravos. Quelques amis de toujours m’ont fait le plaisir d’être présents pour l’arrivée. Parmi eux, Colette Blanchard, silhouette bien connue des pelotons jusqu’en 1990, et mon valeureux copain François Clévis qui chanta pendant des années la célèbre rengaine de « la cantinière ».
Bon, avant que mon papier ne se mouille, j’abrège !
Chaleureux remerciements à tous les bénévoles qui m’ont aidé, qu’ils soient de l’administration ou signaleurs.
Marcheurs, votre participation m’a vraiment fait plaisir, j’espère que vous garderez tous un très bon souvenir de ce 75 km à Auderghem. Ce fut, pour moi, mon plus beau cadeau d’anniversaire.


Paul MARTENS.