Bien entraîné, la mécanique
bien rodée, psychologiquement dans de bonnes dispositions, je
me rends au centre scolaire dAuderghem, bien résolu à
accomplir mon dernier « baroud dhonneur ». Jai
trouvé lidée originale de quitter les pelotons des
grandes distances en ayant lair davoir fait un petit exploit
et de me faire accepter dans la galerie des figures « Audax »,
peut-être pas par un palmarès extraordinaire, mais bien
par mon opiniâtreté à défendre notre formule
depuis trente ans.
Avec laccord du bureau de lU.A.B., jorganise donc
aujourdhui ce brevet de 75 km à loccasion de mon
soixante-
quinzième anniversaire que jai minutieusement préparé.
Ma seule inquiétude provient des prévisions météorologiques
alarmantes, neige et froid, ce qui en définitive est normal pour
la saison. Elles nentraveront en rien le bon déroulement
du brevet.
Il est à peine 17 heures quand je pénètre dans
la salle, et déjà tout est en place. A la table des inscriptions,
Claude Surin, Antoine Goudailler, Irène et Georges Demuysere
sont prêts à opérer et je me vois octroyer la carte
dhomologation n° l. Le dévoué concierge, Patrick,
et sa charmante épouse, en poste derrière un impressionnant
comptoir, vont étancher la soif des premiers arrivants.
Du style « les copains dabord », jassiste à
leffervescence qui se manifeste petit à petit. Lentement,
la salle est investie, beaucoup danciens mont fait lhonneur
de leur présence.
Les champions belges les plus titrés sont là : Paul Herman
(le porte-drapeau), Antoine Goudailler, Jacky Servais, Paul Tierentijn,
Daniel Castiau, pour ne citer queux. Il y a aussi deux super-Audax
: Adrien Top (notre premier président qui lança les activités
pédestres Audax en Belgique en 1969) et le sympathique Marcel
Desloovere.
Mais je suis vraiment étonné et flatté par limportance
de la délégation française, pas moins de douze
membres et pas des moindres : Jean-Marie Burton, Pierre Cléret,
Guy Jaud (ancien responsable de la marche), Yvon Laiguillon, Alain Lammers,
Fabrice Levasseur (dit Bouboule), Alain Masson, Robert Mérillon
(nous eûmes notre huitième Aigle dor ensemble à
Torhout en 1990), Baudouin Rossius (vice-président, presque roi
des Belges, mais certainement aussi du macadam) et Robert Weidmann (compagnon
du fameux Strasbourg-Paris Audax de 1980), bref, tous de grandes pointures,
sauf Evelyne Hornaërt, une petite de Vernon pour qui cest
son premier 75 km.
Les Pays-Bas sont présents avec sept marcheurs, et lAllemagne
avec deux unités dont le très sympathique responsable
Edouard Kléber.
Enfin, toute nationalité confondue, le sexe faible (cétait
à quelle époque ?) est composé dune quinzaine
de nanas, je ne te dis que ça !
Pour démentir le nom dAuderghem qui signifie « la
maison des vieux, des ancêtres », sous ma conduite, cest
en définitive un groupe de 89 participants, dune moyenne
dâge plus ou moins élevée, qui sélance
hors de lécole.
Par lavenue du parc de Woluwé, nous débouchons sur
lépine dorsale quest lavenue de Tervueren,
qui dégorge encore à cette heure des centaines de voitures
qui fuient Bruxelles vers la conquête des terres extérieures
du calme Brabant wallon. Tracée grâce au roi Léopold
II qui avait pour ami un certain Haussmann, bien connu des Parisiens,
on comprend doù vient son allure majestueuse, rehaussée
par la silhouette du Cinquantenaire dont on distingue au loin larc
de triomphe illuminé.
Du square Montgomery, sur 6 km, une succession de larges boulevards
intercommunaux bordés de résidences de haut standing permettront
de joindre le canal de Willebroeck. En passant devant les énormes
bâtiments de la radio-télévision belge, le regard
est accroché par une impressionnante tour en béton, surmontée
dune espèce de soucoupe volante qui ne senvole jamais,
où sont concentrées de nombreuses antennes paraboliques.
Un peu plus loin, nous pénétrons sur le territoire de
la commune de Schaerbeek. En 1786, on y comptait presque trois fois
plus dânes que dhommes, il faut dire que ces braves
bêtes collaboraient au labourage des champs et au transport des
marchandises. Curieusement, le recensement de lannée mettait
en évidence le fait que pour 389 hommes, il y avait aussi 982
ânes, doù ce surnom qui colle aux habitants de Schaerbeek.
Nous voici déjà sur le pont Van Praet, enjambant en face
du domaine royal le canal de Willebroeck inauguré en 1561. Ce
canal fut construit à la pelle en onze ans pour joindre Anvers
via Boom, afin déviter la juridiction dun seigneur
de Malines qui imposait aux bateliers bruxellois des contraintes excessives
sils empruntaient la Dyle qui passait sur ses terres. Nous en
parcourrons 9 km chargés dhistoire.
Avec la disparition des bassins intra-muros, ce canal qui pénétrait
au cur de la ville fut alors prolongé vers Charleroi pour
permettre dacheminer le charbon de la région vers Bruxelles.
A noter que le halage des baquets, péniches de 70 tonnes, se
faisait par traction humaine ou animale jusquen 1938.
Un divertissement très apprécié au début
du siècle était de prendre le bateau-mouche au pont de
Laeken pour une excursion sur leau. Nous empruntons lavenue
du port, une multitude dentrepôts nous cache le bassin Vergote
où jadis des bâtiments de haute mer samarraient au
quai des Steamers. Nous longeons lancienne gare de marchandises
appelée « Tour et Taxis », famille qui eut le monopole
des postes en Europe.
Nous voici place Sainctelette, sur les bords du bassin Beco, officiellement
considéré comme étant le port de Bruxelles.
 |
De
gauche à droite, Pierre Peters, Paul Martens, Daniel Castiau
et Guy Jaud.
|
Sur le quai, cest le premier arrêt
plein air (km 13,7), dix minutes de détente, une friandise et
un coup à boire. Ensuite nous reprenons notre route le long du
sillon deau à peine ridé par lair frais.
A gauche, on distingue la caserne du Petit-Château, avec tours
et créneaux, elle fut étroitement liée à
la célèbre expédition belge au Mexique du «
régiment de limpératrice Charlotte » qui tourna
mal, son mari Maximilien, empereur du Mexique, fut battu à Queretaro
en 1867 et fusillé (célèbre tableau de Manet).
Le 9e de ligne qui occupa la caserne se distingua pendant la guerre
de 1914-1918 à la bataille de la forêt de Houthulst. Prison
pour les inciviques de 1940-1944, centre de recrutement pour les futurs
miliciens du temps où le service militaire était obligatoire,
elle finit pour le moment sa carrière en entassant des centaines
de pauvres émigrés venus de tous les horizons et qui y
espèrent un hypothétique permis de séjour.
A partir dici, on traverse ce qui, lamentablement, reste du Bruxelles-industrie
dantan. Cent ans de recul suffiraient à expliquer ce que
fut Molenbeek quand, grâce au canal, le vieux Molenbeek en raison
de sa forte densité de fabriques, était appelé
le Manchester belge. De la porte de Flandre, ce nétaient
quateliers, commerces divers ; poêleries, carrosseries,
machines à vapeur, machines outils, fonderies de bronze, magasins
de houille, huiles, brasseries, meuneries, etc. Aujourdhui, pendant
le jour, ce qui frappe le plus cest une déprimante inactivité.
Ayant franchi la limite de la commune dAnderlecht, sur le versant
gauche, on distingue les abattoirs qui existent depuis cent dix ans.
Actuellement, avec la psychose de la vache folle, on en parle tellement
que cela devient un feuilleton aussi scandaleux quinterminable.
Passé le pont Wayez, le stress urbain fait place au bienfait
de la nature. Cest tellement vrai que, le long de la digue du
canal qui est pratiquement devenue une rue, on ne trouve pas des maisons
mais des bateaux qui semblent dormir, cest le domaine privé
du port de Bruxelles. Vingt-deux bateaux sont habités par des
gens comme les autres. Loin dêtre des marginaux un peu fêlés,
ils ont simplement choisi un habitat différent. Ce choix est
justifié par lamour de leau et la tranquillité.
Voici les bâtiments de lune des principales écoles
hôtelières du pays, le CERIA, et ensuite, après
le pont de lautoroute vers Paris, nous quittons le canal pour
un bon bout de temps. Puis nous traversons la chaussée de Mons
qui fut longtemps la route vers Paris, pavée dès 1705
au lieudit « Negenmannekens » (neuf petits hommes). Par
des petites routes campagnardes aux noms charmants tels que rue du Chant
dOiseaux, nous approchons de limpressionnant hôpital
Erasme. Ensuite, louvoyant à droite à gauche, sans symétrie,
nous atteignons le restaurant le « Notelaarll » (le noyer)
qui atteindra bientôt cinquante ans dâge. 23 h 35,
nous avons parcouru 26,5 km.
Il est le résultat de la compétence dun couple qui
mena toujours bien ses affaires. Bien connu des marcheurs Audax, nous
y avons fait arrêt plusieurs fois. Ici pas de portion clinique,
on sert des plats généreux. Après le salutaire
potage, la cuisse de lapin, géant des Flandres aux prunes façon
grand-mère, ne fut-elle pas appréciée de tous ?
Dans une excellente ambiance, sous lil averti de la patronne
Natacha, tout est mené si rondement quà lheure
prévue, soit l h 10 plus tard, bien repus, nous reprenons la
route qui, entre-temps, sest légèrement verglacée.
Lharmonieuse beauté du décor champêtre est
malheureusement occultée par la nuit, mais la météo
est clémente, le ciel nest pas totalement noir et nous
permet de deviner les rangées darbres faisant cortège
aux ruisseaux et les habitations villageoises. Sources dinspiration
du génial artiste, cest dans ces environs que Breughel
lAncien venait planter son chevalet.
Dans la nuit, lorientation est confuse, les points de repère
totalement différents du jour. Jai bien de la chance de
me reconnaître dans ce labyrinthe de petits chemins. Après
avoir parcouru une dizaine de kilomètres, revoilà le canal
de Charleroi, mais cette fois il ne sagit que de le franchir à
lécluse de Lot, puis après être passés
sous la ligne du TGV par un tunnel, nous voici dans la vallée
de le Senne.
Vous ne pouvez vous imaginer limportance de cette rivière
au temps où elle était navigable et était lunique
voie deau traversant la ville de Bruxelles.
Dans cette superbe région brassicole, par beau temps, on y rencontre
toujours pas mal de promeneurs qui envahissent les jardins pleins de
fraîcheur et dombrage des cabarets locaux. Cest là,
devant un bon verre de Gueuze, quils retrouvent « un second
souffle ».
Maintenant nous montons vers le plateau de Beersel. Les ruines du château
sont illuminées et, malgré leur vétusté,
offrent un aspect fort impressionnant. Par un tronçon très
raide serpentant entre des hêtres, léglise du village
nous apparaît soudain, également illuminée.
Sous un abri de bus, nous nous accordons quelques instants, cest
le deuxième arrêt plein air après 38,9 km.
Un coup de sifflet et cest reparti. Cette fois, nous nous dirigeons
vers le village de Linkebeek, sa chance est dêtre parvenu
à lâge de la télévision en ayant conservé
lessentiel de son visage ancien. Par lescalier de la Centenaire
quune certaine moederke (petite mère) Lines empruntait
chaque matin pour se rendre à la messe, nous attend léglise
dédiée à saint Sébastien, également
éclairée. Ayant traversé la place de ce village
qui a longtemps été considéré comme le plus
beau du Brabant, nous voici dans le quartier de la gare. Cette station
ouverte en 1874 changea radicalement le mode de vie des habitants, dépourvus
pour la plupart du moindre équipage, pur apanage des riches.
Avenue des Hospices, nous passons devant la ferme Saint-Eloi. Un peu
plus loin, avenue Dolez, on peut encore, de nos jours, humer lodeur
dune guinguette de jadis, le « Kriekenboom » (le cerisier).
Un très gros fait divers y survint en avril 1886 qui fit la une
du Globe Illustré. On avait découvert le cadavre de la
patronne gisant sur le carrelage et le tiroir-caisse vide. On arrêta
le criminel le soir même à Bruxelles, dans un cabaret borgne,
déguisé en femme.
 |
La
nature a revêtu une robe magnifique comme pour fêter
lapothéose de ce mémorable brevet.
|
Un peu plus loin, on emprunte un petit
chemin qui débouche dans le quartier de Jacques Pastur, sorte
de Robin des Bois de lépoque. Devenu maréchal mercenaire
de Louis XV, cest ici, au Fond Roy, quil aimait se retirer
avec ses partisans. Nous voici au lieudit appelé « Fort
Jaco » depuis que notre héros cité plus haut sy
était retranché avec ses troupes pour assurer la défense
dun important point stratégique.
Insensiblement, nous pénétrons dans la forêt de
Soignes, territoire de chasse de nos princes jusquà la
Révolution française. Nous longeons un hippodrome pour
déboucher sur le territoire de Boitsfort. Après la gare,
voici limposante église Saint-Hubert, patron des chasseurs.
Ah ! Les chasses fameuses de nos ducs de Brabant ! Le gibier était
à ce point nombreux quil était impossible aux habitants
de sauver leurs récoltes. Juste avant la place Wiener, nous voyons
la « Maison Haute » quon appelait la « Maison
des Veneurs », elle était célèbre par les
bals qui sy donnaient mais surtout par les chiens de chasse quon
y dressait. Ils étaient connus dans les cours étrangères
et en recevoir un était un cadeau très prisé.
Quelques étangs aux eaux indolentes le long du boulevard du Souverain
et nous voici à nouveau dans notre local à Auderghem pour
le petit déjeuner avec la satisfaction du trajet accompli (km
52). On retrouve les sacs, on se change, on se bichonne, on savoure
les ingrédients proposés. Soudain, un coup de sifflet
(ce capitaine de route, il me les casse !), et à 5 h 50 cest
reparti, quarante minutes, ça passe vite.
Quelques centaines de mètres et voici le couvent de Val-Duchesse
qui doit son nom à la duchesse de Brabant, veuve de Henri Il
qui le fonda en 1262, cest le premier couvent de dominicaines
érigé chez nous. Actuellement, nos ministres y font parfois
un petit séjour, pas pour prier mais pour trouver le moyen de
nous presser encore plus le citron.
Par lavenue de Tervueren, inaugurée en 1897 à loccasion
dune exposition universelle dont la section coloniale était
installée dans lincomparable décor sylvestre, nous
atteignons les Quatre-Bras, nud névralgique du genre casse-tête
chinois aux heures de pointe pour des centaines dautomobilistes.
Le jour se lève lentement et nous pouvons distinguer les majestueuses
colonnades de hêtres qui longent la piste cyclable que nous utilisons.
Laissant le village de Tervueren à notre droite, nous continuons
jusquà proximité dun imposant édifice
pour rejoindre les bords de la série détangs qui
sétendent vers Vossem. Un chemin de traverse nous permet
de couper court, et cette fois par lautre versant, en admirant
des larges perspectives, nous prenons la direction du village.
A notre gauche sérige au milieu dun bosquet la chapelle
de Saint-Hubert. Cest, paraît-il, en cet endroit quil
vint mourir. Sur la place de Tervueren, nous contournons léglise
où lon vénère un cor de chasse en ivoire
ciselé que lon dit avoir été celui de saint
Hubert.
Par le chemin du curé Vandersande, nous débouchons en
face du château Robiano. Quelques petits étangs sont à
lorigine de lappellation de notre dernier arrêt, «
taverne Savoorke », un sympathique café-
restaurant (km 64,3). Mon fils Philippe distribue des gaufres, en somme,
il met la main à la pâte. Pour les tenanciers, cest
un coup de feu bien matinal, mais quatre personnes se chargent de nous
contenter. Les bonnes bières belges, synonymes de convivialité,
font leur apparition bien quil nest que 8 heures du matin.
Après vingt minutes, nous entamons notre dernier tronçon.
 |
Paul
attablé avec des amis et dégustant une bonne bière...
Quel bonheur !
|
Pour la dernière fois, nous pénétrons
dans la forêt de Soignes qui déploie, luxe suprême
pour une ville qui se revendique capitale européenne, ses 520
ha de bois et feuillus. Ce qui caractérise le bois des Capucins
où fut fondé le dernier monastère dans la forêt,
cest la grande diversité des peuplements quon y a
fait, un arboretum géographique y a été créé
dont la principale promenade est baptisée « Promenade royale
».
Soudain, dans la drève des Capucins, il commence à neiger,
avec la fuite interminable des grands hêtres formant la voûte,
rien nest plus beau que le spectacle de cette nef de cathédrale
qui devient toute blanche.
Nous évitons lagglomération dénommée
Notre-Dame-au-Bois. Autour dun chêne célèbre
était suspendue une image du Sauveur. Ayant un jour disparu,
quelquun fixa à sa place une statuette de la Vierge, doù
la nouvelle désignation de ce lieudit.
Longeant la route de Namur, nous sommes replongés dans le bruit
infernal du trafic, mais bien vite, par la drève des Brûlés,
à nouveau dans le calme, nous parcourons un délicieux
vallon où clapote le ruisseau sorti de la source de lEmpereur,
car Charles Quint venait, dit-on, sy rafraîchir lorsquil
chassait dans les environs.
Trois cent mètres plus loin, nous sommes au « Rouge Cloître
». Ce monastère tire son nom du fait que ses murailles
étaient enduites dun ciment rouge fait de tuiles pilées.
Bien saupoudrés de neige, nous voici tout à coup au terme
de ce brevet. Nous pénétrons dans la cour de lécole,
ensuite dans la salle, sous les bravos. Quelques amis de toujours mont
fait le plaisir dêtre présents pour larrivée.
Parmi eux, Colette Blanchard, silhouette bien connue des pelotons jusquen
1990, et mon valeureux copain François Clévis qui chanta
pendant des années la célèbre rengaine de «
la cantinière ».
Bon, avant que mon papier ne se mouille, jabrège !
Chaleureux remerciements à tous les bénévoles qui
mont aidé, quils soient de ladministration
ou signaleurs.
Marcheurs, votre participation ma vraiment fait plaisir, jespère
que vous garderez tous un très bon souvenir de ce 75 km à
Auderghem. Ce fut, pour moi, mon plus beau cadeau danniversaire.
Paul MARTENS.