Voyage en île de Corse
(première partie)
   

A lire dans la revue d'octobre 2001 :
Le sommaire

Archives : revue d'avril 1999
de Jacques Seray
"La revue a vingt ans"



« La Corse est la plus belle île du monde » disent les Corses ! Mais pour un insulaire, « son » île est toujours la plus belle du monde ! Le mieux est d’aller sur place se forger sa propre opinion.
Deux principales possibilités de randonnées permanentes sont ouvertes en Corse aux cyclos randonneurs :
– le tour de Corse avec ses 1.000 km, 15.000 mètres d’élévation. Il en fait largement plus que le tour et comporte donc quelques belles incursions dans les massifs et pas mal de cols ;
– il y a aussi, plus récente, à ne pas confondre avec le précédent, la randonnée des cols corses. 1.600 km vous attendent avec 155 cols et quelques 26.000 mètres d’élévation.
Pour satisfaire notre boulimie en la matière, c’est sur cette seconde possibilité que nous avions depuis longtemps jeté notre dévolu.

 

Quatorze jours se sont écoulés. Le grand livre d’images vient une nouvelle fois de se refermer. Le temps commence aussitôt son œuvre destructrice, gommant avec obstination la précision des souvenirs...


Jeudi 7 juin 2001, 11 h 30
Ajaccio, gare du chemin
de fer corse
Ciel bleu azur, chaleur
et brise de mer...

Voici Fred. Docksides, Bermuda et T-shirt, il est exact au rendez-vous convenu. Fred est toujours à l’heure ! Fred qui fut pendant la quinzaine notre contact fiable sur place, assurant l’intermédiaire convenu avec nos proches restés sur le continent. Fred aussi, préposé à la garde de nos encombrants cartons à vélos, devenus provisoirement inutiles à la descente du car-ferry.
Je n’ai jamais aimé les quais de gare, même pour des retrouvailles. Aussi convenons-nous sans plus attendre de rejoindre la marina du port de plaisance pour y déjeuner. Enfin un vrai repas avec une entrée, un dessert, du temps à consommer sans retenue, sans avoir les yeux rivés sur la montre, sans avoir à supporter le regard inquisiteur et réprobateur de Patrick ! Patrick, ce goinfre, cette horloge ambulante, prétend depuis longtemps que je mange lentement. Il n’accorde aucun crédit à mon argument d’un coefficient masticatoire un peu faiblard...
Bientôt installés au milieu de nombreux convives, voici l’étonnant contraste de ce jeune homme parfumé, en tenue de ville estivale, jambes blanches et pileuses, et de ces deux cyclistes. Eux, plus très jeunes, exhibent leurs jambes rasées, bronzées, craquelées, genre vieilles ex-danseuses du Crazy Horse. De leurs accoutrements colorés s’exhalent aussi de fortes odeurs de bouc. Prévoyant une toujours possible émeute de la part des clients « normaux », on nous a prudemment parqués à l’écart, disons à une portée d’eau de toilette (« after-chèvre »).
Premières bouchées, silence d’affamés, bruits de mandibules dinosauriens... Fred, impatient, met fort habilement à profit la conjonction d’un bref répit dans la mastication et d’un intervalle laissé libre par le service entre le melon glacé au porto et la darne de thon à l’oseille. Il lâche : « Alors les mecs... vous racontez !... Comment ça s’est passé ? J’attends... »
Le jeune serveur, toutes oreilles traînantes, accroche sur ces paroles, s’arrête, inquisiteur...
Mais comment, en quelques mots, régurgiter (vocable en la circonstance pas très adapté j’en conviens) ce que furent les faits marquants de notre itinéraire ? Il y manquera toujours, de toutes façons, les indescriptibles et fabuleuses odeurs du maquis, humide dans la rosée du petit matin, ou chauffé à blanc par Phébus au plénum de sa course...
Ami Fred, puisque tu insistes, je vais donc tenter de te relater l’essentiel de ce que furent nos circonvolutions au travers des sept massifs (voir la petite carte)...


Vestige de la Corse sésulaire :
l’antique pont
de Truggia, sur le torrent Liamone...

...L’affaire commence
par Ajaccio
et le côté occidental...


Par temps calme, quand on arrive du large en Corse, une légère brise souffle de terre, de la tombée du jour jusqu’à l’inversion thermique de début de matinée. Elle est porteuse des inoubliables senteurs déjà signalées. Souvent, celles-ci sont perceptibles loin de la côte, bien avant le lever du jour. Aujourd’hui le mécanisme des brises thermiques est très faible, vraisemblablement parce que nous sommes encore en système météorologique dépressionnaire. Les odeurs sont par conséquent peu importantes. De nombreux foyers orageux sont d’ailleurs visibles sur les reliefs. Ils s’amplifieront en cours de journée, et nous courrons alors le risque d’être arrosés.
La traversée de nuit Marseille-Ajaccio s’est effectuée par mer calme, sans mal de mer, dans une cabine confortable. Ici, tout est calme, loin du brouhaha marseillais du quai de la Joliette. Cette ambiance générale apaisée nous incite à un enchaînement rapide. Débarqués à sept heures, frais et dispos, quelques exercices de clé à molette, deux heures plus tard nous sommes en effet en route, après un dernier petit noir à la terrasse d’un bistrot, en ta compagnie mon cher Fred.
La première difficulté, très relative, la bocca (une bouche en langue corse) de Stileto culmine à 71 m d’altitude ! Retenir comme « cols » toutes les bocca corses nous apparaîtra, au fil du temps, comme une notion parfois discutable d’un point de vue géographique. La notion de « bouche » pourrait parfois avoir un sens plus nuancé, celui d’une échancrure, d’une fenêtre, d’un passage.
Ce détour sémantique, destiné aux « cent cols », aura au moins eu comme conséquence une erreur de parcours après la bocca di Carrazzi (210 m), confirmant qu’en Corse mieux vaut être vigilant et avoir une carte détaillée disponible en permanence.
12 heures, faim ! Première expérience des possibilités offertes par la restauration locale faite d’un genre de cassoulet, abondant, associant saucisses corses et énormes haricots soissons. Ce genre de met, intéressant au demeurant, nous sera proposé d’autres fois. Néanmoins, vous serez déçu au niveau des effets secondaires redoutés ou escomptés (c’est selon les intentions de chacun). Rien ne se passe : on peut en déduire qu’après un plat de soissons on ne gaze pas comme après un plat de flageolets !
Mais à peine sommes-nous attablés « Chez Pépé », à Sari-d’Orcino, aux prises avec nos flageolets et autres figatellis, que le ciel se vidange. On nous questionne alors sur nos intentions d’itinéraires. Comme nous signalons que c’est vers le col de Verghio que s’orientent nos pneus, la réplique est lourde d’énigmes : « alors courage... pour la pluie et pour tout le reste... ». La pluie, on peut comprendre, elle tombe, mais le reste ?
Dans la descente puis la remontée de l’infâme chaussée conduisant à l’antique pont de Truggia, nous comprenons vite l’allusion. D’abord médusés par ce premier contact cahoteux, je constate vite que l’état général des chaussées secondaires n’a guère évolué depuis bientôt trente ans que je viens traîner mes congés en île de Beauté. Pire, certains itinéraires, soit par l’incurie des hommes, soit par effet de retour à la nature (parc régional), soit par l’indigence des ressources financières des communes, semblent en train de revenir à l’état de pistes muletières.
Pour l’heure, si l’averse a cessé, l’inconvénient de cette route pourrie s’augmente de la présence sur la chaussée (ou ce qu’il en reste) de nombreux porcs en liberté, roses et noirs, reniflards et sympathiques, jeunes cavalants en couinant aux basques des mères. La plupart sont bâtardés de sangliers. Nourris aux châtaignes, ils finiront comme principal constituant de la savoureuse charcuterie corse. Vautrés sur la route, indifférents, ils nous obligent parfois à mettre pied à terre. Visiblement, nous ne sommes ni dignes d’intérêt ni prioritaires. Nous sommes de passage, eux sont at home. La prudence, tout particulièrement en descente, est de mise. Nous verrons plus tard que lorsqu’on ne rencontre pas les cochons, inexistants dans certaines régions, alors ce sont les vaches errantes qui les remplacent.
Après le bourg de Vico, le rude col en escaliers de Sevi (1.101 m) surprend sous la chaleur orageuse, avec 9 % de moyenne et deux kilomètres à 14 %.
Cette première étape, forte de 2.600 m d’élévation, sera la plus soutenue de la quinzaine.
Pour cette première nuit en terre corse, nous couchons au sommet du facile col de Verghio (1.477 m, hôtel-refuge, station de ski). Fait de lacets plutôt débonnaires, c’est le plus haut col routier de « l’île de Beauté ».

Visiblement, nous ne sommes ni dignes d’intérêt, ni prioritaires.

A table, de nombreux marcheurs engagés sur le GR 20 et quelques cyclistes étrangers se côtoient. Nous partageons le repas avec un randonneur pédestre haut-savoyard, échangeant à propos du GR 20. Il se trouve que j’ai pratiqué ce fantastique sentier il y a une vingtaine d’années : j’ose utiliser ce superlatif car, de mon point de vue, il le mérite. Très alpin et grandiose, parfois même exposé, il se développe sur les crêtes sommitales de l’île. Aucun espoir en VTT pour ceux qui y songeraient.
Le lendemain, le départ s’effectue dans un matin clair et frisquet. Le monte Cinto (2.710 m), point culminant de la Corse, est bien visible dans l’azur, couronné de neige de printemps. Nous avons depuis le col basculé sur le versant est de l’île et vers la région de Corte. Quarante kilomètres de descentes, récompense du Verghio, nous attendent. Le passage des gorges de la Scala de Santa Regina, échancrure de dix kilomètres dans la roche, aussi éclatante qu’une œuvre d’art, est un enchantement. On glisse...
Au-delà de Corte, le charme s’arrête. Finie la glisse. La fraîcheur cède rapidement la place au temps orageux. Nous sommes en Venaçais, dans la longue remontée vers la forêt de Vizzavoma (col à 1.163 m), lieu d’un gigantesque incendie l’an passé. La route fait des entrelacs constants avec la pittoresque et acrobatique ligne de chemin de fer qui relie Calvi, Bastia, Corte, à Ajaccio. Une excursion ferroviaire d’une journée qui vaut la peine quand on a le temps.
Vers midi, dans la descente du col de Vizzavona, une pizza vite ingurgitée nous permet un échange épistolaire avec les restaurateurs. Il s’agit de recueillir leurs avis sur la validité de la représentation d’un petit pointillé rouge et blanc sur la Michelin n° 90. La découverte d’un tel symbolisme sur une carte m’inspire en général la méfiance. Il concerne le col de Scallela, qui nous est à présent proposé pour rejoindre Bastelica. Je renifle « un cadeau » de la part de Georges Rossini, concepteur de la randonnée. Je m’attends à quelque chose comme une grandiose mais infâme gargouille montante, cabossée et tortillante, conduisant quelque part sur une crête aérienne (1.193 m). « Les quatre derniers kilomètres sont défoncés, vous devrez passer à pied... » Sur le terrain c’est presque ainsi que les choses se concrétisent en effet. Sauf que ces raides derniers kilomètres (entre 10 % et 14 %) sont toutefois praticables à vélo : nous en avons vu d’autres. L’avis des autochtones, certes utile, doit être considéré avec recul. Ils manquent souvent de point de comparaison et ne connaissent pas trop nos pratiques. Ils surévaluent ou sous-évaluent les difficultés en toute innocence, au travers du filtre de leurs propres valeurs.
Un fort orage qui n’était pas vraiment nécessaire, nous rend les choses encore plus consistantes. Perdus dans les nuages cotonneux, nous sommes rejoints au col par deux couples de retraités en auto, tout surpris de trouver là, sous la pluie, deux cyclistes en maillots, faisant la photo en plein brouillard. « Vous devez être d’anciens coureurs, vu vos mollets ? », dit l’une des dames.
A Cauro, étape tranquille : nous dînons avec un cyclo palois, non assisté comme nous (espèce en voie de disparition). Il effectue en dix jours et en solitaire le tour de Corse. Le voici arrivé à la moitié de son parcours. Lui aussi a souffert des orages. Patrick surenchérit « tu m’avais dit qu’en Corse il fait toujours beau... ». Quoi ? J’ai dit ça moi ?
Petit intermède : la Corse est une zone de conflits climatiques pouvant être violents. Elle est tiraillée entre cette mer intérieure qu’est la Méditerranée et ses reliefs accusés. Il serait abusif de s’imaginer pouvoir cycler en montagne en toutes saisons. Si des périodes de grand beau temps chaud peuvent certes survenir toute l’année, il faut aussi considérer que les cols, jamais très hauts, ferment souvent l’hiver et au printemps pour cause d’enneigement abondant.
En fait, il semble bien que le créneau utile pour un séjour cycliste montagnard un peu long (quinze jours) soit assez étroit. Nous avions choisi, renseignements pris auprès de Fred notamment, la période de fin mai à début juin. Ce choix s’est avéré adéquat pour cette année. En avril, les cols peuvent subitement être bloqués (j’en ai fait l’expérience par le passé). En été, il fait vraiment trop chaud (sans parler de l’affluence des touristes et de l’indisponibilité hôtelière). Reste septembre. On nous a dit plusieurs fois : « mai-juin c’est l’époque des cyclos », et effectivement nous croiserons de nombreux congénères un peu partout.

Daniel JANAN.
(A suivre.)